La chronique de Jorrit : Pourquoi une pandémie révèle aussi une crise linguistique

Portret Jorrit Hermans

Jorrit Hermans, stratège linguistique chez Matilda Consulting, a rédigé une chronique sur la communication ces jours-ci. Pourtant, nous ne commençons pas cette intro par ‘En ces temps de corona…’. Il vous en explique lui-même la raison.

Partout, on voit des gens en découdre. Avec le temps, la santé, l’argent, l’apprentissage propédeutique, le télétravail et la pilosité incontrôlée. Dans le journal, on lit chaque jour que c’est la crise. Ma grand-mère n’est pas du même avis. Pour elle, ‘crise’ est un mot que l’on ne sort qu’en combinaison avec ‘Boches’ et ‘tanks’. Et encore. Tout est relatif. Peut-être sommes-nous tout simplement à la dérive ?

Pour ma névrose linguistique et moi, les temps sont passionnants. J’observe comment communiquent les marques, les entreprises, les politiciens, les scientifiques, les médias et les citoyens et quels mots ils utilisent pour le faire. Ce qui me frappe par exemple beaucoup, c’est l’optimisme de progrès des gourous de la technologie numérique. Ceux-ci trébuchent les uns sur les (webinars des) autres pour annoncer qu’il faudrait déjà que ça aille très mal pour que demain, après quelques semaines d’appels vidéo, le monde ne soit pas to-ta-le-ment différent.

Ce que moi je vois : 60 millions d’années d’évolution de l’homo sapiens, avec comme résultat provisoire un être impuissant et irrationnel en quête de papier toilette. Se pourrait-il que l’on distingue plus de désir que de sagesse dans leur langage ?

Ce qui vient aussi à la surface via le vocabulaire utilisé : un manque de vision, de capacité d’action et de leadership chez nos chefs de gouvernement. De leurs bouches fourmillent de vagues platitudes comme ‘le télétravail reste la norme’, ‘les masques buccaux sont à conseiller’ et ‘maintenez un maximum de distance’. S’entendre dire cela revient à se faire dire : « Regardez, chers concitoyens, ceci est donc un feu signalétique.

Parfois, il vire au rouge. Dans ce cas, nous vous suggérons volontiers d’éventuellement vous arrêter si cela vous convient un tant soit peu. » Personne ne prendra au sérieux ce que vous dites si vous ne le formulez pas de façon concluante. Les comportements naissent de la langue si celle-ci est claire et limpide. Au rouge, on s’arrête.

Les médias d’information souffrent aussi d’une carence linguistique. On jurerait qu’à l’occasion d’une réunion par écran interposé ils se sont tous mis d’accord pour utiliser le même modèle narratif, à la virgule près. Avez-vous aussi déjà remarqué que chaque journal TV comme par ces mots : ‘En ces temps de corona…’, agrémentés ensuite de quelques faits pour conclure que ce sont tout de même ‘des temps inédits qui exigent des mesures inédites ‘ ?

Eh bien, moi je considère que chaque époque est inédite et que l’originalité d’un événement n’est pas une raison pour aider à justifier une politique d’improvisation. Ou encore, pour ne pas se mettre à la recherche d’un synonyme convenable afin de lutter contre l’écholalie. Je vous en cite gratuitement une poignée : particulier, exceptionnel, extravagant, extraordinaire, singulier, aberrant, inconnu, incomparable, extrême, excessif, atypique, anormal. Elle n’est pas riche, la langue ?

Et alors, il y encore ces entreprises qui croient qu’aujourd’hui elles doivent envelopper notre comportement de consommation d’une couverture bien chaude. Le nombre de marques qui soudain lâchent leur narratif et leur stratégie pour diffuser une histoire générique sur le coronavirus est invraisemblable. Elles débitent toutes la même chose, les mêmes clichés : qu’elles sont là pour nous en ces temps difficiles.

Je préfère suivre les conseils du professeur en marketing australien Mark Ritson, qui prouve qu’aujourd’hui plus que jamais, un annonceur doit conserver son modèle narratif. Qu’il faut miser sur la création d’un cadre de réflexion et d’une capacité de distinction propres. Qu’il faut offrir de la valeur ajoutée, plutôt que des radotages sentimentaux.

Cela ne réussira pas avec des images au ralenti de familles effectuant des appels vidéo, de rues désertes et de grand-mères saluant de la main. Tous ces marketeurs ont-ils soudain oublié leur identité de marque ? Veulent-ils vraiment que le public tout entier associe leur marque à un virus de chauvesouris ?

Ces marques auraient bel et bien quelque chose à apprendre de la façon dont mes magazines favoris gèrent aujourd’hui leur récit et l’expérience qu’ils continuent à m’offrir durant cette crise. On reste calé sur son concept, sa narration, son modèle narratif et on excelle dans ce qui distingue son produit du reste. Je dévore ainsi le magazine auto américain 000. Rien sur le COVID-19 dans leur planning de rédaction, mais bien un article divin sur les étriers de freins de la Porsche 924 GTS. Vraiment inédit.

Je veux dire : exceptionnel.

Portret Jorrit Hermans Jorrit Hermans, Matilda Consulting

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